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La place du "je" dans l’écriture journalistique


Par Rédigé le 13/03/2019 (dernière modification le 12/03/2019)

En Angleterre et aux États-Unis, dans des journaux prestigieux comme The Guardian ou The New-York Times, on trouve souvent des articles qui partent d’une expérience personnelle et qui, à ce titre, intègrent complètement l’auteur dans son enquête. En France, quelques grands titres comme Le Monde ou Libération assument parfois ce parti-pris, mais de façon générale, la majorité de la presse française et des études de journalisme qui y conduisent, continuent à véhiculer l’illusion d’une écriture neutre et distanciée, seule garante d’"objectivité". Quel est donc le problème avec ce "je"?


Parce qu'il faut une main pour tenir le stylo... Photo (c) Pexels
Parce qu'il faut une main pour tenir le stylo... Photo (c) Pexels
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Dans son ouvrage La description ethnographique (Nathan, 1996), l’anthropologue François Laplantine revient sur la notion de "données" et de "faits".

Il montre comment ces derniers ne sont pas tant "donnés", justement, que construits, et sont en réalité toujours le produit de l’interaction entre un observateur et un observé."L’idée d’une autonomie du décrit (le référent, l’objet, le signifié) est un leurre. La description est description de celui qui décrit et la signification est liée à l’activité de celui qui pose la question du sens. Il n’existe donc pas à proprement parler de "données ethnographiques", mais d’emblée, toujours et partout, la confrontation d’un ethnologue (particulier) et d’un groupe social et culturel (particulier), l’interaction entre un chercheur et ceux qu’il étudie".

Ce qu’il dit pour l’ethnographie est valable pour tout travail de recherche, où l’enquêteur, quel qu’il soit, est amené à donner un certain sens au réel que, de fait, il appréhende au travers de sa propre subjectivité. Ce sens pourra donc varier d’une personne à l’autre: mettez dix journalistes sportifs devant un match de foot, aucun n’en fera la même restitution ni la même analyse, et pourtant, c’est bien le même match qui se sera déroulé sous leurs yeux.

L’apport des sciences
Einstein, déjà, avec sa théorie de la relativité, avait battu en brèche la représentation d’un temps que l’on croyait universel, en montrant comment ce dernier dépend en réalité du système de référence dans lequel il est mesuré. Puis, d’autres physiciens comme Heisenberg avec son principe d’incertitude ou Schrödinger avec l’expérience de son chat, ont démontré que la simple présence d’un instrument de mesure modifiait la nature même du phénomène observé, et ce, y compris lorsqu’il s’agissait "seulement" d’un atome de matière. Alors imaginez le décuplement de ce phénomène lorsqu’il est question de deux personnes qui sont mises en présence, et posent l’une sur l’autre leur regard!

Les sciences dures, lieu pourtant s’il en est d’une nécessité de rigueur et d’impartialité, ont su nous démontrer "preuves à l’appui" ces phénomènes. Et nous apprendre à faire avec. Comment? Non pas, justement, en les niant (ce qui reviendrait à fausser la mesure), mais au contraire en les prenant en compte. Lorsque je pèse un kilo de farine dans un saladier, je tare la balance du poids de son contenant, au risque d’avoir sinon un résultat erroné. Ce faisant, c’est précisément la prise en compte du poids du saladier dans mon pesage qui me permet d’obtenir le juste poids de la farine.

A trop vouloir nier le saladier, ne se trompe-t-on pas parfois dans le résultat?

Au XVIIe siècle, déjà, dans "Les Ménines", Velasquez avait réintégré le peintre dans sa peinture, et les phénoménologues comme Husserl, Merleau-Ponty... ont pleinement remis la perception au cœur de leur philosophie, ni plus ni moins que comme ce qui, à la base et en amont de tout, permet tout simplement d’avoir accès au monde qui nous entoure. D’autres, comme l’ethnopsychiatre Georges Devereux, pourraient être convoqués afin d’insister sur la dimension d’intersubjectivité à l’œuvre dans toute interaction humaine. Les travaux de François Laplantine évoqués plus haut, enfin, montrent comment ces références sont nécessaires à prendre en compte dans une écriture qui ambitionne de restituer justement la part de réel à laquelle elle s’intéresse.

Une subjectivité à l'oeuvre dans toute forme d'écriture. Photo (c) Pexels
Une subjectivité à l'oeuvre dans toute forme d'écriture. Photo (c) Pexels
Les enjeux du "je"
Il est dommage que ces apports des sciences, aussi bien humaines que physiques et quantiques, fondamentales pour quiconque prétend faire acte de chercher et d’écrire quelle qu’en soit la façon, soient absents de la majorité des programmes de formation en journalisme, car ils permettent d’interroger autrement ce que l’on met de soi dans la narration, d’assumer certains travers, de déjouer certains biais, et, de façon plus large, de comprendre plus en profondeur ce qui se joue dans la construction d’une écriture à vocation informative. Au-delà de toute cette dimension épistémologique, qui concerne d’abord et avant tout la place de l’observateur et les implications de l’observation, il ne faut pas oublier non plus le "je" pour ce qu’il est aussi, à savoir un outil de langue et de langage dont on aurait bien tort de se priver, en ce qu’il permet d’élargir la palette des possibles à disposition du rédacteur. Le "je" comme élément de style, qui renforce la conviction, la démonstration, le sentiment de vérité aussi parfois, en insistant sur le fait que oui, on a bien vécu à la première personne cette expérience-là ; le "je" aussi comme ce qui permet de donner plus de vie, plus de proximité, voire de permettre une forme d’identification de la part du lecteur ; le "je", enfin, comme instrument de persuasion, dans certains types d'écrits où une argumentation a besoin d’être déployée. Un petit pronom qui ne se prête pas forcément à tous les sujets ni à tous les contextes, mais qui ne devrait jamais être mis de côté a priori, au motif d’une certaine tradition de la presse ou parce que cela ne se ferait pas comme ça. Et pourquoi pas?

Parce que raconter une histoire à la première personne, ce peut être aussi, par simple ricochet et sans qu’il soit besoin d’en dire plus, la possibilité pour le lecteur de se faire "en résonance" sa propre expérience, en même temps que sa propre idée sur ce dont il est témoigné. C’est le parti-pris assumé des grands reporters comme Albert Londres, ou plus près de nous de Daniel Mermet, par exemple. "Là-bas si j’y suis"... Un "je" qui est bien là, assumé jusque dans le titre, au mépris de toutes les représentations erronées de l’"objectivité", ce grand et gros mot du positivisme, que l’on utilise de façon actée, comme s’il allait de soi, sans jamais en requestionner ni les implications ni le sens, et surtout bien souvent sans aucune référence quant au creuset et aux a priori épistémologiques qui sont les siens. L’objectivité, fille de la philosophe positive du XIXe siècle, est intellectuellement un leurre, une antinomie et un impossible humain. Démontée par les expériences citées plus haut, elle reste, aujourd’hui encore, trop souvent brandie comme un étendard visant à donner une illusion de maîtrise, de technicité, voire de pseudo-scientificité, comme une façon d’auto-proclamer une forme de "sérieux" ou de "rigueur" qui ne pourrait naître que d’une distance en réalité pleinement impossible. De quoi a-t-on peur? De ne pas être à la hauteur? De ne pas être capable de produire une analyse satisfaisante en disant "je"? Comme si ce petit mot pouvait nuire à l’intelligence du contenu au point de prendre le pas sur elle? Pourquoi a-t-on besoin de se raccrocher ainsi aux branches de cet épouvantail moribond? Comme si le réel pouvait être 1) capté dans sa globalité et non de façon forcément parcellaire; 2) saisi via un enregistrement qui, dès lors qu’il est humainement orchestré, sera forcément subjectif; et 3) reçu autrement que par un récepteur qui, s’il est de nature humaine, fera forcément jouer lui aussi sa subjectivité dans la perception (lecture, visionnage, écoute...) qu’il en aura.

Des questions qui se posent jusque dans le codage des IA. Photo (c) Pexels
Des questions qui se posent jusque dans le codage des IA. Photo (c) Pexels
Une écriture à réinventer
Entre l’hyper-subjectivité de certaines formes de "gonzo" et la sécheresse aseptisée de la dépêche d’agence, sans doute y a-t-il une réinsertion plus nuancée à opérer du sujet dans d’autres types d’écriture, qui contribueront à réaffirmer d’autant le journaliste comme auteur. Ce qui n’est pas antinomique d’une information "vraie".

Que la justesse de cette dernière soit ou devrait être la quête première, tout le monde en conviendra. Mais n’y a-t-il pas une confusion, ensuite, entre la "véracité" de l’information, qui s’obtient par le croisement des sources et le recoupement des données, et la censée impartialité de sa restitution, qui ne pourrait et ne devrait se faire que selon certaines formes et avec certains mots, en oubliant que toute prise de vue photographique, tout montage vidéo, toute écriture relève de CHOIX: choix de vocabulaires, d’images, de syntaxe, de grammaire, d’angle, de cadrage, etc., dans lesquels se donnent de toute façon à appréhender la subjectivité de leur auteur. Le journalisme, même avec ses "on", ses "il y a" et ses "il s’agit de", n’y échappe pas. Et si cela n’apparaît pas dans le "je", ce sera ailleurs, dans le style, l’usage privilégié de certains vocables ou expressions, dans une utilisation particulière de la ponctuation... Et c’est tant mieux. Et inévitable, tant que l’écriture journalistique relèvera encore d’une production humaine. "Encore", car des expériences de rédaction issues d’intelligences artificielles commencent à produire des résultats qui ne tarderont sûrement pas à se rapprocher de ces modèles de neutralité absolue tant recherchée. Ce faisant, certains enjeux de subjectivité se déplaceront de fait au niveau de leur programmation. Mais après tout, si l’être humain n’a pas de valeur ajoutée par rapport à ce qu’est capable de faire un robot, quel intérêt?

Cette saillie volontairement provocatrice pour souligner d’autant plus le fait et la nécessité d’affirmer ce qui fait notre singularité. Car qui sait? C’est peut-être paradoxalement par ce qu’elle a longtemps mis de côté que l’écriture journalistique sera un jour sauvée.










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