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Alexis de Tocqueville, prophète de la fatigue démocratique


Par Rédigé le 12/01/2019 (dernière modification le 11/01/2019)

Pour le philosophe Michel Boyancé, les travaux d’Alexis de Tocqueville sur les sociétés démocratiques et individualistes éclairent sur les ressorts des mouvements sociaux du moment.


Alexis de Tocqueville a travaillé sur la face obscure des régimes démocratiques. (c) Huile sur toile de Theodore Chassériau (détail). Wikimedia Commons
Alexis de Tocqueville a travaillé sur la face obscure des régimes démocratiques. (c) Huile sur toile de Theodore Chassériau (détail). Wikimedia Commons
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Rupture du lien social, sentiment d’indifférence et d’impuissance, tyrannie de la majorité et despotisme doux d’un État paternaliste… Ces notions développées par Alexis de Tocqueville, homme politique, philosophe et historien du XIXe siècle, font étonnement écho à la situation politique et sociale de ces dernières semaines dans l’Hexagone. Dans son livre "De la démocratie en Amérique" (1835-1840), Tocqueville pointe notamment les dangers de l’individualisme dans les sociétés occidentales.

En visite en novembre 2018 à Malestroit (Morbihan), le philosophe Michel Boyancé évoquait l’avertissement incroyablement prophétique d’Alexis de Tocqueville sur l’évolution perverse du régime démocratique: "Il avait bien senti ce mouvement vers un individu roi et souverain dans la .du marché, conduisant à renforcer l’État, arbitre de tous les désirs, et à éteindre la grandeur de l’homme dans la capacité de conduire la vie" Selon Tocqueville, en se renfermant dans "la solitude de son propre cœur", l’individu ne se préoccupe plus que de ses affaires personnelles et participe moins à la vie publique.

Pour M. Boyancé, cette évolution étouffe "la capacité des êtres humains à être libre. On s’en remet à l’État qui devient de plus en plus puissant". L’individu est alors patronné par une entité tutélaire, elle-même débarrassée de tous les corps intermédiaires qui jouent habituellement le rôle de contre-pouvoir et de relais avec la population.


Pouvoir protecteur et totalitaire

Pour Tocqueville, les sociétés individualistes et démocratiques placent par principe tous les hommes au même niveau et les situent à distance d’un pouvoir certes protecteur mais potentiellement totalitaire. En effet, sans syndicat ou corporation professionnelle, l’individu est isolé et fragilisé, ce qui ouvre la voie à l’injustice et à l’arbitraire.

"Un Etat démocratique peut étouffer les hommes de façon plus douce, plus molle et plus sucrée que certains régimes autocratiques, avance Michel Boyancé. Nous ne sommes pas à l’abri d’une société qui nous habite tellement que nous ne serions plus en mesure de penser par nous-mêmes. Alexis de Tocqueville avait décrit cette dépersonnalisation et cette déresponsabilisation".

L’historien et philosophe sera reconnu au XXe siècle comme un visionnaire ayant anticipé la tentation totalitaire et les excès des sociétés contemporaines. Ses préoccupations de défendre la liberté d’expression, l’indépendance de la justice et le pluralisme politique et médiatique, ainsi que sa volonté de renforcer le rôle des corps intermédiaires trouvent une résonance particulière aujourd'hui, à l’heure où ceux-ci sont parfois violemment remis en question.

"De la démocratie en Amérique" (1835-1840), Alexis de Tocqueville, extrait:

"Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se traduire dans le monde: je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. (…)

Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril.

Mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance. Il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur, mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre. Il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages. Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?"











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