"Voyager dans l'invisible" de Charles Stépanoff 2/2: Aller plus loin, et de travers


Par Rédigé le 13/10/2019 (dernière modification le 23/09/2019)

Au-delà du remarquable travail anthropologique, le livre nous offre plusieurs idées très intéressantes, sur lesquelles l’auteur reste cependant peut-être trop prudent et limité. Idées qui pourraient nous amener à réfléchir sur quelques zones d’ombres de nos sciences et, surtout, regarder d’un autre angle ce qu’il se passe actuellement dans le monde.


Le chaman et le monde moderne. Image par SvgArtStock de Pixabay

Voyager dans l'invisible. Charles Stépanoff 2.MP3  (748.76 Ko)

De nos jours, l’opposition entre réel et imaginaire n’est pas seulement une simple évidence. C’est une évidence à laquelle nous nous accrochons, par peur que sa disparition nous jette dans les ténèbres. Or, les "ténèbres" font partie de nous dans la même mesure que la lumière, et elle ont une influence réelle sur notre vie, notre corps et nos comportements.

Par contre, à différence de ce que l’auteur dit, ce n’est pas vraiment la psychologie cognitive et la neuropsychologie qui a découvert cela. La psychanalyse l’avait vu bien avant : les peurs, les désirs et les structures de l’imaginaire peuvent agir sur la réalité visible, peuvent provoquer des maladies et peuvent déterminer nos actes et nos agissements. De plus, en regardant l’inconscience avec laquelle nous détruisons aujourd’hui l’environnement, il paraît que l’on a largement sous-estimé nos propres ténèbres.

En ce qui concerne notre science du réel, il n’est nul doute qu’elle est une merveilleuse avancée de l’humanité. Cependant, elle reste un édifice historique, et non pas l’expression d’une vérité universelle et absolue. Les oppositions et les séparations que nous faisons entre corps et esprit, réel et imaginaire, lumière et ténèbres ne sont que des hypothèses de travail, des constructions mentales qui n’ont qu’une valeur relative. Elles nous aident à comprendre le monde d’une certaine perspective. Qui n’est pas la seule et unique perspective.

Une idée intéressante du livre, même si pas très claire, est la distinction faite entre l’imagination passive (guidée/contemplative) et l’imagination active (exploratoire/agentive). L’auteur explique que "le stockage externe" de notre imagination (livres, peinture etc., mais aussi des jeux vidéo) est une invention relativement nouvelle de l’humanité: il est apparu il y a environ 40.000 ans, alors que notre espèce a au moins 300.000 ans. Il prolifère aujourd’hui, de pair avec notre passivité et avec la scission entre les créateurs d’images ou d’idées et les consommateurs. L’art et le jeu d’idée n’est plus une affaire de collectivité, mais l’apanage d’une élite. Alors que voyage imaginaire et les rituels chamaniques prenaient forme avec et pour la communauté.

L’auteur se trompe peut-être dans le développement de cette idée : le problème de notre époque n’est pas vraiment dans le manque de sens "communautaire" des créateurs, mais dans la marchandisation de la création et dans son détournement pour la manipulation et la propagande.

Même si toutes les idées ne sont pas toujours bien mûries et développées, le livre mérite d’être lu, au-delà du travail ethnographique, car il ouvre des nombreuses et prolifiques voies de réflexion et de mise en question.
Par exemple, nous considérons souvent les chamans comme des primitifs, naïfs et irrationnels. À leur tour, les chamans pourraient nous considérer stupides. Si on ne regardait que les incendies de Sibérie et d’Amazonie, on pourrait déjà penser que la lumière de notre "raison" a tellement éclairé la Terre qu’elle a prise feu… et qu’ils auraient peut-être raison.





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