Leo Nucci, ou le dernier dieu du bel canto, toujours au sommet
Photo courtoisie (c) Opéra de Monte-Carlo
Excellente idée de réunir en une seule soirée la très rare "Tragédie florentine" de Zemlinsky avec le plus connu "I Paggliacci" de Leoncavallo, ces deux opéras ayant un thème commun: la jalousie, la vraie, l’entière, la possessive, la maladive, celle qui mène au meurtre.
Créée en 1917, cette tragédie florentine retient d’autant plus notre attention que le compositeur viennois a fait appel à Oscar Wilde pour un texte autant méphitique que cyniquement élaboré et une intrigue aussi mince qu’un revenu minimum paraguayen.
Bien que située avec pertinence dans une Florence fascisante, très art-déco (décor réussi de Rudy Sabounghi, Jorge Jara aux costumes pour les deux ouvrages), il faut quelque indulgence pour attacher un minimum d’intérêt aux manigances et subterfuges de ce commerçant rassis et bafoué qui, de la base du triangle fatal, atteindra le sommet de l’hypoténuse après élimination et asphyxie sous une avalanche de soieries et draperies d’un rival aussi fat que naïf.
Quant à sa femme, objets de tous les soins humiliants, elle ne peut être, dans le contexte misogyne de l’entreprise, qu’un abîme de perversité et d’appétit bestial… telle une Salomé sur le retour qui n’hésitera pas à enjamber le corps encore fumant de son amant pour goûter, voire redécouvrir, de nouvelles voluptés conjugales.
On comprend l’admiration de Schönberg à l’écoute de cette partition nerveuse, ductile, qui doit beaucoup à Richard Strauss, par son éclat orchestral et l’ivresse des combinaisons de timbres. De plus, la tension des rapports est contenue et maîtrisée dans une conduite vocale sans faille.
La direction d’acteurs de Daniel Benoin est scrupuleuse du livret, sensible, et traduit avec subtilité, avec la précision d’un sismographe les moindres secousses de l’inconscient des personnages.
Les trois excellents protagonistes réunis pour l’occasion ont compris qu’il fallait franchir le prétexte anecdotique pour mieux les montrer sous leur vrai jour: des messagers sonores des pulsions de l’ombre.
Barbara Haveman prête à Bianca les voluptueux accents de son soprano soyeux comme pour mieux évoquer par ses accents lancinants l’âpreté d’une chair frustrée.
Zoran Todorovitch passe avec conviction du frivole aveuglement, au mépris puis à la crainte de l’infortuné Guido Bardi avec un cœur en bandoulière grand comme l’amour aveugle.
L’opéra reste en réalité un long monologue confié au baryton, dont la solide ligne de chant est adroitement insérée dans le tissu orchestral.
Impulsif, calculateur, renard rusé qui fait sa loi, Carsten Wittmoser confère à Simone une imposante présence physique et son beau timbre de basse, un rien en retrait, passe graduellement de l’humain désarroi à la détermination la plus farouche avec une saisissante sincérité pour littéralement exploser dans les scènes finales.
Au pupitre, Pinkas Steinberg, conscient du parcours périlleux, fait ressortir la richesse également malhérienne de l’ouvrage, sa texture raffinée et complexe, aidé en cela par le Philharmonique de Monte-Carlo qui joue avec autant d’élégance que de richesse.
En deuxième partie, changement de décor et d’atmosphère avec "I Pagliacci" de Leoncavallo, cheval de bataille de tout ténor qui se respecte et chantre du vérisme pur et dur, qui peut facilement tomber dans les pires outrances vocales ou scéniques.
Allex Aguilera en situant l’action à une époque moderne voire indéterminée, rend un hommage sans complaisance au monde du spectacle. Mais ici, les rôles sont inversés, comme une mise en abîme, ce sont les spectateurs qui portent masques et les acteurs qui jouent en costume de ville.
Intemporalité du drame où les saltimbanques semblent avoir perdu leur entrain dans un monde rempli de détresse morale et sexuelle. Encore une fois le théâtre rejoint la vie et l’on demeure saisi par cette image sonore inversée du destin brisé.
On le sait. Il faut pour le rôle-titre un chanteur dont la vaillance vocale puisse se plier à toutes les nuances du sentiment. Là aussi, la psychologie du personnage est complexe, et pour rendre Canio attachant, il importe que le chant ne se limite pas à des prouesses, mais qu’il apparaisse comme l’expression naturelle de la souffrance, de l’amertume et du désespoir. Le drame vériste exige qu’on y croie.
Cette foi, on ne peut la dénier à Marcello Alvarez. Une prise de rôle époustouflante! Sa voix est rayonnante, éclatante, son timbre épanoui, son phrasé exact. Le tout nous démontrant ce que le sex-appeal du très beau chant doit être. Fascinant ténor!
Sa femme Nedda est une "gourdasse" sensuelle, volontaire, "petit oiseau craintif" capable cependant de fouetter Tonio, infirme démoniaque, affolé de désir, puis capable également de se blottir entre les larges épaules du beau Silvio (Zheng Zhan Zhou au mieux).
Mutine, cassant la baraque, Maria José Siri y apporte une irrésistible sensualité, une drôlerie, une santé vocale et physique à toute épreuve.
Plaisir enfin de saluer le baryton italien Leo Nucci, qui du temps défie les outrages avec un culot monstre.
Le vétéran (soixante-douze ans au prochain mimosa et une voix fraîche, insolente, piquante comme le meilleur citron mentonnais) passe sans difficulté de l’ample déclamation du prologue aux inflexions cauteleuses du pitoyable Monsieur Déloyal de sa petite troupe de baladins ringards.
Pinkas Steinberg joue le jeu sans vergogne, respecte la diabolique intensité expressive de l’ouvrage. L’ensemble est conduit avec violence, enthousiasme, mais aussi délicatesse comme pour mieux nous précipiter, tête baissée, dans les stridences de la passion déchaînée.
La masse chorale est - faut-il le préciser - au-dessus de tout reproche.
Créée en 1917, cette tragédie florentine retient d’autant plus notre attention que le compositeur viennois a fait appel à Oscar Wilde pour un texte autant méphitique que cyniquement élaboré et une intrigue aussi mince qu’un revenu minimum paraguayen.
Bien que située avec pertinence dans une Florence fascisante, très art-déco (décor réussi de Rudy Sabounghi, Jorge Jara aux costumes pour les deux ouvrages), il faut quelque indulgence pour attacher un minimum d’intérêt aux manigances et subterfuges de ce commerçant rassis et bafoué qui, de la base du triangle fatal, atteindra le sommet de l’hypoténuse après élimination et asphyxie sous une avalanche de soieries et draperies d’un rival aussi fat que naïf.
Quant à sa femme, objets de tous les soins humiliants, elle ne peut être, dans le contexte misogyne de l’entreprise, qu’un abîme de perversité et d’appétit bestial… telle une Salomé sur le retour qui n’hésitera pas à enjamber le corps encore fumant de son amant pour goûter, voire redécouvrir, de nouvelles voluptés conjugales.
On comprend l’admiration de Schönberg à l’écoute de cette partition nerveuse, ductile, qui doit beaucoup à Richard Strauss, par son éclat orchestral et l’ivresse des combinaisons de timbres. De plus, la tension des rapports est contenue et maîtrisée dans une conduite vocale sans faille.
La direction d’acteurs de Daniel Benoin est scrupuleuse du livret, sensible, et traduit avec subtilité, avec la précision d’un sismographe les moindres secousses de l’inconscient des personnages.
Les trois excellents protagonistes réunis pour l’occasion ont compris qu’il fallait franchir le prétexte anecdotique pour mieux les montrer sous leur vrai jour: des messagers sonores des pulsions de l’ombre.
Barbara Haveman prête à Bianca les voluptueux accents de son soprano soyeux comme pour mieux évoquer par ses accents lancinants l’âpreté d’une chair frustrée.
Zoran Todorovitch passe avec conviction du frivole aveuglement, au mépris puis à la crainte de l’infortuné Guido Bardi avec un cœur en bandoulière grand comme l’amour aveugle.
L’opéra reste en réalité un long monologue confié au baryton, dont la solide ligne de chant est adroitement insérée dans le tissu orchestral.
Impulsif, calculateur, renard rusé qui fait sa loi, Carsten Wittmoser confère à Simone une imposante présence physique et son beau timbre de basse, un rien en retrait, passe graduellement de l’humain désarroi à la détermination la plus farouche avec une saisissante sincérité pour littéralement exploser dans les scènes finales.
Au pupitre, Pinkas Steinberg, conscient du parcours périlleux, fait ressortir la richesse également malhérienne de l’ouvrage, sa texture raffinée et complexe, aidé en cela par le Philharmonique de Monte-Carlo qui joue avec autant d’élégance que de richesse.
En deuxième partie, changement de décor et d’atmosphère avec "I Pagliacci" de Leoncavallo, cheval de bataille de tout ténor qui se respecte et chantre du vérisme pur et dur, qui peut facilement tomber dans les pires outrances vocales ou scéniques.
Allex Aguilera en situant l’action à une époque moderne voire indéterminée, rend un hommage sans complaisance au monde du spectacle. Mais ici, les rôles sont inversés, comme une mise en abîme, ce sont les spectateurs qui portent masques et les acteurs qui jouent en costume de ville.
Intemporalité du drame où les saltimbanques semblent avoir perdu leur entrain dans un monde rempli de détresse morale et sexuelle. Encore une fois le théâtre rejoint la vie et l’on demeure saisi par cette image sonore inversée du destin brisé.
On le sait. Il faut pour le rôle-titre un chanteur dont la vaillance vocale puisse se plier à toutes les nuances du sentiment. Là aussi, la psychologie du personnage est complexe, et pour rendre Canio attachant, il importe que le chant ne se limite pas à des prouesses, mais qu’il apparaisse comme l’expression naturelle de la souffrance, de l’amertume et du désespoir. Le drame vériste exige qu’on y croie.
Cette foi, on ne peut la dénier à Marcello Alvarez. Une prise de rôle époustouflante! Sa voix est rayonnante, éclatante, son timbre épanoui, son phrasé exact. Le tout nous démontrant ce que le sex-appeal du très beau chant doit être. Fascinant ténor!
Sa femme Nedda est une "gourdasse" sensuelle, volontaire, "petit oiseau craintif" capable cependant de fouetter Tonio, infirme démoniaque, affolé de désir, puis capable également de se blottir entre les larges épaules du beau Silvio (Zheng Zhan Zhou au mieux).
Mutine, cassant la baraque, Maria José Siri y apporte une irrésistible sensualité, une drôlerie, une santé vocale et physique à toute épreuve.
Plaisir enfin de saluer le baryton italien Leo Nucci, qui du temps défie les outrages avec un culot monstre.
Le vétéran (soixante-douze ans au prochain mimosa et une voix fraîche, insolente, piquante comme le meilleur citron mentonnais) passe sans difficulté de l’ample déclamation du prologue aux inflexions cauteleuses du pitoyable Monsieur Déloyal de sa petite troupe de baladins ringards.
Pinkas Steinberg joue le jeu sans vergogne, respecte la diabolique intensité expressive de l’ouvrage. L’ensemble est conduit avec violence, enthousiasme, mais aussi délicatesse comme pour mieux nous précipiter, tête baissée, dans les stridences de la passion déchaînée.
La masse chorale est - faut-il le préciser - au-dessus de tout reproche.