Le Podcast Edito - Spécial Liban. Tribunal Hariri, Syrie et Hezbollah : peur de l’avenir ou crainte du passé ?


Par Jean-Luc Vannier Rédigé le 28/11/2010 (dernière modification le 28/11/2010)

Visite en Iran du premier Ministre libanais Saad Hariri à la recherche d’un compromis, déjà dénoncée par les Chrétiens du 14 mars, spéculations sur le contenu de l’acte d’accusation du Tribunal Spécial pour le Liban après les révélations de la CBC, nouvelles dénonciations par le Hezbollah du TSL et des "manipulations techniques par Israël des cartes SIM libanaises", paralysie déjà amorcée des institutions avec le report, depuis trois semaines, du Conseil hebdomadaire des Ministres, autant dire que le Liban aborde une période dangereuse. Qui, d’un énième arrangement boiteux "à la libanaise" ou du glaive de justice destiné à solder un sombre passé, l’emportera ?


Tout récemment, deux jeunes amis libanais -à peine quarante ans à eux deux- ont vidé leur compte bancaire à Beyrouth pour s’offrir chacun une luxueuse limousine de marque. Dans l’entreprise où il travaille, l’un d’entre eux avait pourtant reçu les conseils avisés du chauffeur et coursier, militant engagé du Hezbollah, lui suggérant d’attendre des "temps plus sûrs" pour ce genre d’affaires. Typiquement libanaise, cette réaction atteste du goût prononcé pour d’audacieuses surenchères mêlées d’une bonne dose de déni. Triomphe revendiqué a priori sur le fatum et marqué du sceau de l’humain. Pour qui connaît le Liban : revanche actée avant même une quelconque défaite, de la pulsion sexuelle de vie sur la pulsion sexuelle de mort.

Les Libanais, il est vrai, sont inquiets. Ils craignent les conséquences de la publication de l’acte d’accusation du Tribunal Spécial pour le Liban, chargé de poursuivre et de punir les assassins de l’ancien premier Ministre Rafic Hariri. Pour l’expert des médias Rafic Nasrallah, interrogé ces derniers jours sur la radio du Hezbollah "El Nour", l’acte en question sera publié entre le 10 et le 15 décembre. Pour le quotidien pro-syrien "Al-Dyar", le 2. Selon un haut responsable onusien au Liban, rien n’interviendra "avant le premier trimestre de l’année prochaine". Nourris par une communication particulièrement erratique du TSL, spéculations sur la stratégie de la milice chiite, révélations de la presse sur le contenu de l’acte et démentis embarrassés des chancelleries se succèdent, le tout ponctué par le crescendo menaçant des interventions télévisées du Secrétaire général du Hezbollah. Soucieux de possibles répercussions, et ce, d’autant plus que l’entente saoudo-syrienne marque le pas en raison de profondes divergences sur ce sujet, les acteurs régionaux multiplient visites et interventions au Liban. Au double risque d’une cacophonie diplomatique et d’un désolant sentiment de dépeçage territorial du pays du Cèdre : en témoignent les troublantes déclarations du premier Ministre libanais qui, un jour, jure fidélité absolue au martyr de son père pour, le lendemain, "écarter la responsabilité syrienne" et en route pour Téhéran, "voir dans l’Iran un rôle stabilisateur pour le Liban". De même, le déplacement très populaire cette semaine du premier Ministre turc Recep Tayyip Erdogan dans la région du Akkar -frontière contrebandière avec la Syrie- et à Saïda, ultime bastion sunnite avant l’immensité chiite, répond au voyage du président Ahmadinejad inspectant l’avant poste militaire de la République islamique au Sud-Liban. Morcellement aussi politique que religieux : le journal pro Hezbollah "Al-Akhbar" n’a-t-il pas publié le 5 novembre dernier une "analyse" du journaliste Fidaa Itani affirmant que "le Liban n’existe pas dans la littérature des islamistes mais fait partie de la zone géographique de Bilad Al-Sham ! ", la "Grande Syrie" ? Damas cachera sans doute sa joie.


Rafles d'opposants sous l'occupation syrienne

L’angoisse libanaise porte sur la réponse à venir du Hezbollah : probablement, et dans un premier temps, une solide paralysie des institutions, processus déjà en cours puisque depuis trois semaines le Conseil hebdomadaire des Ministres ne s’est plus réuni sous la présidence de Michel Sleiman. Celui-ci s’en est d’ailleurs inquiété auprès de plusieurs responsables étrangers. Mais ne serait-ce pas plutôt le passé qui effraye le Hezbollah et la Syrie ? Jusqu’en 2005, faut-il le rappeler, Damas exerçait une tutelle sans partage au moyen d’un proconsul basé à Anjar, dans la Bekaa. Aucun agissement du Hezbollah ne pouvait échapper à la minutieuse vigilance de ses "moukhabarat". Ce n’est certainement pas le Hezbollah qui faisait suivre le véhicule du premier Ministre Rafic Hariri le jour où il fut rejoint par le regretté Samir Kassir, journaliste aussi brillant qu’opposant notoire au grand voisin, venu lui demander de l’aide afin de reprendre possession de son passeport confisqué par la Sûreté générale. Ce n’est certainement pas le Hezbollah qui a ordonné la fermeture de l’embarrassante MTV en septembre 2002. Encore moins la milice chiite qui a obtenu la censure définitive d’une émission de télévision en langue française pieusement intitulée "Le dialogue des cultures" pour la punir d’avoir montré, le jour de l’ouverture du Sommet de la Francophonie à Beyrouth, des étudiants de l’Université Saint-Joseph se faire violemment tabasser en manifestant contre la présence syrienne au Liban. Ou laissé impuni l’assassinat du responsable estudiantin des Forces Libanaises Ramzi Irani, dont le corps sans vie a été retrouvé dans le coffre de sa voiture à Hamra en mai 2002. Sous l’occupation syrienne, les militants du Hezbollah manifestaient en toute impunité alors que le moindre rassemblement de l’opposition chrétienne, assimilée à des citoyens de seconde classe, donnait lieu à des rafles et à des interrogatoires musclés de leurs leaders dans les sous-sols du ministère de la défense à Yardzé.


Crime terroriste, voire crime contre l'humanité

Au-delà du meurtre de Rafic Hariri, de celui de Samir Kassir, de Gébran Tuéni, de Pierre Gémayel ou du capitaine Wissam Eid et de tant d’autres Libanais seulement épris de justice, il sera sans doute difficile au TSL, sauf à donner raison à la milice chiite qui critique sa "politisation", de faire l’économie d’une mise à l’index de certains dirigeants syriens et responsables libanais. Pour ceux des concernés encore en vie ! Pourraient également s’adjoindre à cette liste quelques noms iraniens du Corps des Gardiens de la révolution. Pour des juristes proches du TSL, les faits "objet de l’enquête" constituent d’ailleurs un "crime terroriste", voire un "crime contre l’humanité", si l’on retient que "ces faits sont commis dans le cadre d’une attaque systématique et concertée, liée à d’autres crimes". Dans un pays trop souvent habitué à la mémoire courte, surtout lorsque celle-ci scotomise, le temps d’un vol Paris-Beyrouth, quinze années de résistance acharnée à la Syrie aux frais du contribuable français, on sent bien que l’acte d’accusation, plus que la peur de l’avenir, renvoie sans doute à la crainte d’un passé qui demeure largement à solder.






Autres articles dans la même rubrique ou dossier: