Risques d’enlisement militaire en Libye, ralentissement du processus démocratique en Tunisie, danger d’une captation de la révolution populaire par les Frères musulmans en Égypte, phénomène de contagion réprimé dans le sang en Syrie : après un silence qui témoignait de leur sidération devant les événements, spécialistes et intellectuels, français et étrangers, interviennent dans un débat de fonds sur les perspectives du monde arabo-musulman. Impressions générales au colloque organisé par Le Monde: l’initiative politique provient pour une fois des pays riverains du sud de la Méditerranée qui semblent "avoir perdu leur complexe", affirme la politologue Fatiha Héni-Dazi. En témoigne l’audace saoudienne d’envoyer, sous couvert du Conseil de Coopération du Golfe et malgré le veto de Washington, un millier de soldats pour mater la rébellion à Bahreïn. A l’accoutumée arrogante et donneuse de leçon, l’Europe jauge avec un embarras mêlé d’inquiétude, l’aspiration légitime des peuples à la "dignité" humaine: "On n’a pas tellement d’influence", résume modestement l’ancien Ministre français des affaires étrangères Hubert Védrine tandis que l’Ambassadeur de France Yves Aubin de la Messuzière rappelle la nécessaire épaisseur du temps afin de prendre l’exacte mesure d’un processus "qui va s’étaler sur des années" et ne pas se cantonner au monde arabe. Une "Europe frileuse" regrette pour sa part Ghassan Salamé qui se réjouit -sans le nommer !- de la chute annoncée et "attendue depuis vingt ans" de Bachar al-Assad. On a connu l’ancien Ministre libanais de la culture sous occupation syrienne nettement plus timoré. L’ambivalence est certes dans les deux camps, soulignent des participants : d’un côté, un Etat comme le Qatar prête militairement main forte aux opérations contre le régime libyen dans le cadre de la résolution 1973 des Nations Unies mais d’un autre, Doha apporte un soutien sans réserve au dictateur syrien qui réprime violemment la contestation. Une ambivalence nourrie des mouvements sur le terrain : avancées et reculs en Libye rendent de plus en plus délicat un engagement occidental susceptible, par surcroît, d’être affaibli par l’annonce de la candidature de Barack Obama aux élections de 2012. De quoi rendre très hypothétique toute implication américaine supplémentaire.
Les peuples arabes face à la démocratie et à l'islam
Le dernier numéro de "Moyen Orient", trimestriel géopolitique du Groupe Aréion, offre lui aussi un saisissant contraste entre les articles signés d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée : la longue interview de Philippe Droz-Vincent sur "les sociétés civiles dans le monde arabe" propose une étude brillante mais in vitro, dépourvue d’empathie humaine. Eclairant à titre symbolique de l’incrédulité des réactions françaises lors des premiers soulèvements. Un sentiment qui appert également dans la contribution de l’ancien ambassadeur Denis Bauchard sur "le printemps arabe, entre espoir et désillusions". Il suffit pourtant, quelques pages plus loin, de lire les réflexions d’Amin Allal sur "Les enjeux politiques en Tunisie" ou celles de Tewfik Aclimatos, Chercheur associé au Collège de France sur Égypte, pour vibrer plus à l’unisson de ces révolutions. Cette approche "concernée", moins distante, suscite une meilleure acuité dans l’analyse des situations : Narrimane Benachka parvient ainsi à distinguer plus finement les "convergences et les hétérogénéités" de ces révoltes arabes tandis que Arie Kacowicz, Professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem appelle les dirigeants israéliens à profiter de cette "espace" pour "mettre en place une nouvelle diplomatie, plus ingénieuse et plus active". Seule exception notable, celle d’Ignace Leverrier, ancien diplomate et spécialiste de la Syrie, dont les connaissances détaillées du pays éclairent d’une rare intelligence la chronique d’une chute annoncée. Enfin, une enquête de l’Arab Barometer Survey commentée par Marc Tessler, Professeur à l’Université de Michigan, étudie les "comportements des citoyens ordinaires du monde arabe, face à la démocratie et à l’islam". Question tellement cruciale qu’on n’ose presque plus la poser.