Bien que ce livre soit un roman, il n'y faut pas chercher une rapide succession d'événements extraordinaires, de combinaisons artificiellement dramatiques. C'est dans la peinture de la vie réelle, dans l'étude profonde des caractères, dans l'essor simple et franc des sentiments vrais, que la fiction a puisé ses plus grandes beautés.
Après une enfance triste au pensionnat de Lowood, la jeune orpheline Jane Eyre est engagée à sa majorité comme gouvernante de la petite Adèle chez le riche Edward Rochester. Edward, homme ombrageux errant dans son immense demeure, ne tarde pas à être sensible aux charmes de Jane qui, elle, se sent attirée par ce personnage énigmatique…
Donneuse de voix : Chantal Magnat
Après une enfance triste au pensionnat de Lowood, la jeune orpheline Jane Eyre est engagée à sa majorité comme gouvernante de la petite Adèle chez le riche Edward Rochester. Edward, homme ombrageux errant dans son immense demeure, ne tarde pas à être sensible aux charmes de Jane qui, elle, se sent attirée par ce personnage énigmatique…
Donneuse de voix : Chantal Magnat
Premier chapitre
Il était impossible de se promener ce jour-là. Le matin, nous avions erré pendant une heure dans le bosquet dépouillé de feuilles ; mais, depuis le dîner (quand il n'y avait personne, Mme Reed dînait de bonne heure), le vent glacé d'hiver avait amené avec lui des nuages si sombres et une pluie si pénétrante, qu'on ne pouvait songer à aucune excursion.
J'en étais contente. Je n'ai jamais aimé les longues promenades, surtout par le froid, et c'était une chose douloureuse pour moi que de revenir à la nuit, les pieds et les mains gelés, le cœur attristé par les réprimandes de Bessie, la bonne d'enfants, et l'esprit humilié par la conscience de mon infériorité physique vis-à-vis d'Éliza, de John et de Georgiana Reed.
Éliza, John et Georgiana étaient groupés dans le salon auprès de leur mère ; celle-ci, étendue sur un sofa au coin du feu, et entourée de ses préférés, qui pour le moment ne se disputaient ni ne pleuraient, semblait parfaitement heureuse. Elle m'avait défendu de me joindre à leur groupe, en me disant qu'elle regrettait la nécessité où elle se trouvait de me tenir ainsi éloignée, mais que, jusqu'au moment où Bessie témoignerait de mes efforts pour me donner un caractère plus sociable et plus enfantin, des manières plus attrayantes, quelque chose de plus radieux, de plus ouvert et de plus naturel, elle ne pourrait pas m'accorder les mêmes privilèges qu'aux petits enfants joyeux et satisfaits.
« Qu'est-ce que Bessie a encore rapporté sur moi ? demandai-je.
– Jane, je n'aime pas qu'on me questionne ! D'ailleurs, il est mal à une enfant de traiter ainsi ses supérieurs. Asseyez-vous quelque part et restez en repos jusqu'au moment où vous pourrez parler raisonnablement. »
Une petite salle à manger ouvrait sur le salon ; je m'y glissai. Il s’y trouvait une bibliothèque ; j'eus bientôt pris possession d'un livre, faisant attention à le choisir orné de gravures. Je me plaçai dans l'embrasure de la fenêtre, ramenant mes pieds sous moi à la manière des Turcs, et, ayant tiré le rideau de damas rouge, je me trouvai enfermée dans une double retraite. Les larges plis de la draperie écarlate me cachaient tout ce qui se trouvait à ma droite ; à ma gauche, un panneau en vitres me protégeait, mais ne me séparait pas d'un triste jour de novembre. De temps à autre, en retournant les feuillets de mon livre, j'étudiais l'aspect de cette soirée d'hiver. Au loin, on voyait une pâle ligne de brouillards et de nuages, plus près un feuillage mouillé, des bosquets battus par l'orage, et enfin une pluie incessante que repoussaient en mugissant de longues et lamentables bouffées de vent.
Je revenais alors à mon livre. C'était l'histoire des oiseaux de l’Angleterre par Berwick. En général, je m’inquiétais assez peu du texte ; pourtant il y avait là quelques pages servant d'introduction, que je ne pouvais passer malgré mon jeune âge. Elles traitaient de ces repaires des oiseaux de mer, de ces promontoires, de ces rochers solitaires habités par eux seuls, de ces côtes de Norvège parsemées d'îles depuis leur extrémité sud jusqu'au cap le plus au nord, « où l'Océan septentrional bouillonne en vastes tourbillons autour de l'île aride et mélancolique de Thull, et où la mer Atlantique se précipite au milieu des Hébrides orageuses. »
Je ne pouvais pas non plus passer sans la remarquer la description de ces pâles rivages de la Sibérie, du Spitzberg, de la Nouvelle-Zemble, de l'Islande, de la verte Finlande ! J'étais saisie à la pensée de cette solitude de la zone arctique, de ces immenses régions abandonnées, de ces réservoirs de glace, où des champs de neiges accumulées pendant des hivers de bien des siècles entassent montagnes sur montagnes pour entourer le pôle, et y concentrent toutes les rigueurs du froid le plus intense.
Je m'étais formé une idée à moi de ces royaumes blêmes comme la mort, idée vague, ainsi que le sont toutes les choses à moitié comprises qui flottent confusément dans la tête des enfants ; mais ce que je me figurais m'impressionnait étrangement. Dans cette introduction, le texte, s'accordant avec les gravures, donnait un sens au rocher isolé au milieu d'une mer houleuse, au navire brisé et jeté sur une côte déserte, aux pâles et froids rayons de la lune qui, brillant à travers une ligne de nuées, venaient éclaircir un naufrage.
Chaque gravure me disait une histoire, mystérieuse souvent pour mon intelligence inculte et pour mes sensations imparfaites, mais toujours profondément intéressante ; intéressante comme celles que nous racontait Bessie, les soirs d'hiver, lorsqu'elle était de bonne humeur et quand, après avoir apporté sa table à repasser dans la chambre des enfants, elle nous permettait de nous asseoir toutes auprès d'elle. Alors, en tuyautant les jabots de dentelle et les bonnets de nuit de Mme Reed, elle satisfaisait notre ardente curiosité par des épisodes romanesques et des aventures tirées de vieux contes de fées et de ballades plus vieilles encore, ou, ainsi que je le découvris plus tard, de Paméla et de Henri, comte de Moreland.
Ayant ainsi Berwick sur mes genoux, j'étais heureuse, du moins heureuse à ma manière ; je ne craignais qu'une interruption, et elle ne tarda pas à arriver. La porte de la salle à manger fut vivement ouverte.
« Hé ! madame la boudeuse, » cria la voix de John Reed…
Puis il s'arrêta, car il lui sembla que la chambre était vide.
« Par le diable, où est-elle ? Lizzy, Georgy, continua-t-il en s'adressant à ses sœurs, dites à maman que la mauvaise bête est allée courir sous la pluie ! »
J'ai bien fait de tirer le rideau, pensai-je tout bas ; et je souhaitai vivement qu'on ne découvrît pas ma retraite. John ne l'aurait jamais trouvée de lui-même ; il n'avait pas le regard assez prompt ; mais Éliza ayant passé la tête par la porte s'écria :
« Elle est certainement dans l'embrasure de la fenêtre ! »
Je sortis immédiatement, car je tremblais à l'idée d'être retirée de ma cachette par John.
« Que voulez-vous ? demandai-je avec une respectueuse timidité.
– Dites : « Que voulez-vous, monsieur Reed ? » me répondit-on. Je veux que vous veniez ici ! » Et, se plaçant dans un fauteuil, il me fit signe d'approcher et de me tenir debout devant lui !
John était un écolier de quatorze ans, et je n'en avais alors que dix. Il était grand et vigoureux pour son âge ; sa peau était noire et malsaine, ses traits épais, son visage large, ses membres lourds, ses extrémités très développées. Il avait l'habitude de manger avec une telle voracité, que son teint était devenu bilieux, ses yeux troubles, ses joues pendantes. Il aurait dû être alors en pension ; mais sa mère l'avait repris un mois ou deux, à cause de sa santé. M. Miles, le maître de pension, affirmait pourtant que celle-ci serait parfaite si l'on envoyait un peu moins de gâteaux et de plats sucrés ; mais la mère s'était récriée contre une aussi dure exigence, et elle préféra se faire à l'idée plus agréable que la maladie de John venait d'un excès de travail ou de la tristesse de se voir loin des siens.
John n'avait beaucoup d'affection ni pour sa mère ni pour ses sœurs. Quant à moi, je lui étais antipathique : il me punissait et me maltraitait, non pas deux ou trois fois par semaine, non pas une ou deux fois par jour, mais continuellement. Chacun de mes nerfs le craignait, et chaque partie de ma chair ou de mes os tressaillait quand il approchait. Il y avait des moments où je devenais sauvage par la terreur qu'il m'inspirait ; car, lorsqu'il me menaçait ou me châtiait, je ne pouvais en appeler à personne. Les serviteurs auraient craint d'offenser leur jeune maître en prenant ma défense, et Mme Reed était aveugle et sourde sur ce sujet ! Jamais elle ne le voyait me frapper, jamais elle ne l'entendait m'insulter, bien qu'il fît l'un et l'autre en sa présence.
J'avais l'habitude d'obéir à John. En entendant son ordre, je m'approchai donc de sa chaise. Il passa trois minutes environ à me tirer la langue ; je savais qu'il allait me frapper, et, en attendant le coup, je regardais vaguement sa figure repoussante.
Je ne sais s'il lut ma pensée sur mon visage, mais tout à coup il se leva sans parler et me frappa rudement. Je chancelai, et, en reprenant mon équilibre, je m'éloignai d'un pas ou deux.
« C'est pour l'impudence avec laquelle vous avez répondu à maman, me dit-il, et pour vous être cachée derrière le rideau, et pour le regard que vous m'avez jeté il y a quelques instants. »
Accoutumée aux injures de John, je n'avais jamais eu l'idée de lui répondre, et j'en appelais à toute ma fermeté pour me préparer à recevoir courageusement le coup qui devait suivre l'insulte.
« Que faisiez-vous derrière le rideau ? me demanda-t-il.
– Je lisais.
– Montrez le livre. »
Je retournai vers la fenêtre et j'allai le chercher en silence.
« Vous n'avez nul besoin de prendre nos livres ; maman dit que vous dépendez de nous ; vous n'avez pas d'argent, votre père ne vous en a pas laissé ; vous devriez mendier, et non pas vivre ici avec les enfants riches, manger les mêmes aliments qu'eux, porter les mêmes vêtements, aux dépens de notre mère ! Maintenant je vais vous apprendre à piller ainsi ma bibliothèque : car ces livres m'appartiennent, toute la maison est à moi ou le sera dans quelques années ; allez dans l'embrasure de la porte, loin de la glace et de la fenêtre. »
Je le fis sans comprendre d'abord quelle était son intention ; mais quand je le vis soulever le livre, le tenir en équilibre et faire un mouvement pour le lancer, je me reculai instinctivement en jetant un cri. Je ne le fis pourtant point assez promptement. Le volume vola dans l'air, je me sentis atteinte à la tête et blessée. La coupure saigna ; je souffrais beaucoup ; ma terreur avait cessé pour faire place à d'autres sentiments.
« Vous êtes un méchant, un misérable, m'écriai-je ; un assassin, un empereur romain. »
Je venais justement de lire l'histoire de Rome par Goldsmith, et je m'étais fait une opinion sur Néron, Caligula et leurs successeurs.
« Comment, comment ! s'écria-t-il, est-ce bien à moi qu'elle a dit cela ? vous l'avez entendue, Éliza, Georgiana. Je vais le rapporter à maman, mais avant tout… »
En disant ces mots, il se précipita sur moi ; il me saisit par les cheveux et les épaules. Je sentais de petites gouttes de sang descendre le long de ma tête et tomber dans mon cou, ma crainte s'était changée en rage ; je ne puis dire au juste ce que je fis de mes mains, mais j'entendis John m'insulter et crier. Du secours arriva bientôt. Éliza et sa sœur étaient allées chercher leur mère, elle entra pendant la scène ; sa bonne, Mlle Abbot et Bessie l'accompagnaient. On nous sépara et j'entendis quelqu'un prononcer ces mots :
« Mon Dieu ! quelle fureur ! frapper M. John !
– Emmenez-la, dit Mme Reed aux personnes qui la suivaient. Emmenez-la dans la chambre rouge et qu'on l'y enferme. »
Quatre mains se posèrent immédiatement sur moi, et je fus emportée.
J'en étais contente. Je n'ai jamais aimé les longues promenades, surtout par le froid, et c'était une chose douloureuse pour moi que de revenir à la nuit, les pieds et les mains gelés, le cœur attristé par les réprimandes de Bessie, la bonne d'enfants, et l'esprit humilié par la conscience de mon infériorité physique vis-à-vis d'Éliza, de John et de Georgiana Reed.
Éliza, John et Georgiana étaient groupés dans le salon auprès de leur mère ; celle-ci, étendue sur un sofa au coin du feu, et entourée de ses préférés, qui pour le moment ne se disputaient ni ne pleuraient, semblait parfaitement heureuse. Elle m'avait défendu de me joindre à leur groupe, en me disant qu'elle regrettait la nécessité où elle se trouvait de me tenir ainsi éloignée, mais que, jusqu'au moment où Bessie témoignerait de mes efforts pour me donner un caractère plus sociable et plus enfantin, des manières plus attrayantes, quelque chose de plus radieux, de plus ouvert et de plus naturel, elle ne pourrait pas m'accorder les mêmes privilèges qu'aux petits enfants joyeux et satisfaits.
« Qu'est-ce que Bessie a encore rapporté sur moi ? demandai-je.
– Jane, je n'aime pas qu'on me questionne ! D'ailleurs, il est mal à une enfant de traiter ainsi ses supérieurs. Asseyez-vous quelque part et restez en repos jusqu'au moment où vous pourrez parler raisonnablement. »
Une petite salle à manger ouvrait sur le salon ; je m'y glissai. Il s’y trouvait une bibliothèque ; j'eus bientôt pris possession d'un livre, faisant attention à le choisir orné de gravures. Je me plaçai dans l'embrasure de la fenêtre, ramenant mes pieds sous moi à la manière des Turcs, et, ayant tiré le rideau de damas rouge, je me trouvai enfermée dans une double retraite. Les larges plis de la draperie écarlate me cachaient tout ce qui se trouvait à ma droite ; à ma gauche, un panneau en vitres me protégeait, mais ne me séparait pas d'un triste jour de novembre. De temps à autre, en retournant les feuillets de mon livre, j'étudiais l'aspect de cette soirée d'hiver. Au loin, on voyait une pâle ligne de brouillards et de nuages, plus près un feuillage mouillé, des bosquets battus par l'orage, et enfin une pluie incessante que repoussaient en mugissant de longues et lamentables bouffées de vent.
Je revenais alors à mon livre. C'était l'histoire des oiseaux de l’Angleterre par Berwick. En général, je m’inquiétais assez peu du texte ; pourtant il y avait là quelques pages servant d'introduction, que je ne pouvais passer malgré mon jeune âge. Elles traitaient de ces repaires des oiseaux de mer, de ces promontoires, de ces rochers solitaires habités par eux seuls, de ces côtes de Norvège parsemées d'îles depuis leur extrémité sud jusqu'au cap le plus au nord, « où l'Océan septentrional bouillonne en vastes tourbillons autour de l'île aride et mélancolique de Thull, et où la mer Atlantique se précipite au milieu des Hébrides orageuses. »
Je ne pouvais pas non plus passer sans la remarquer la description de ces pâles rivages de la Sibérie, du Spitzberg, de la Nouvelle-Zemble, de l'Islande, de la verte Finlande ! J'étais saisie à la pensée de cette solitude de la zone arctique, de ces immenses régions abandonnées, de ces réservoirs de glace, où des champs de neiges accumulées pendant des hivers de bien des siècles entassent montagnes sur montagnes pour entourer le pôle, et y concentrent toutes les rigueurs du froid le plus intense.
Je m'étais formé une idée à moi de ces royaumes blêmes comme la mort, idée vague, ainsi que le sont toutes les choses à moitié comprises qui flottent confusément dans la tête des enfants ; mais ce que je me figurais m'impressionnait étrangement. Dans cette introduction, le texte, s'accordant avec les gravures, donnait un sens au rocher isolé au milieu d'une mer houleuse, au navire brisé et jeté sur une côte déserte, aux pâles et froids rayons de la lune qui, brillant à travers une ligne de nuées, venaient éclaircir un naufrage.
Chaque gravure me disait une histoire, mystérieuse souvent pour mon intelligence inculte et pour mes sensations imparfaites, mais toujours profondément intéressante ; intéressante comme celles que nous racontait Bessie, les soirs d'hiver, lorsqu'elle était de bonne humeur et quand, après avoir apporté sa table à repasser dans la chambre des enfants, elle nous permettait de nous asseoir toutes auprès d'elle. Alors, en tuyautant les jabots de dentelle et les bonnets de nuit de Mme Reed, elle satisfaisait notre ardente curiosité par des épisodes romanesques et des aventures tirées de vieux contes de fées et de ballades plus vieilles encore, ou, ainsi que je le découvris plus tard, de Paméla et de Henri, comte de Moreland.
Ayant ainsi Berwick sur mes genoux, j'étais heureuse, du moins heureuse à ma manière ; je ne craignais qu'une interruption, et elle ne tarda pas à arriver. La porte de la salle à manger fut vivement ouverte.
« Hé ! madame la boudeuse, » cria la voix de John Reed…
Puis il s'arrêta, car il lui sembla que la chambre était vide.
« Par le diable, où est-elle ? Lizzy, Georgy, continua-t-il en s'adressant à ses sœurs, dites à maman que la mauvaise bête est allée courir sous la pluie ! »
J'ai bien fait de tirer le rideau, pensai-je tout bas ; et je souhaitai vivement qu'on ne découvrît pas ma retraite. John ne l'aurait jamais trouvée de lui-même ; il n'avait pas le regard assez prompt ; mais Éliza ayant passé la tête par la porte s'écria :
« Elle est certainement dans l'embrasure de la fenêtre ! »
Je sortis immédiatement, car je tremblais à l'idée d'être retirée de ma cachette par John.
« Que voulez-vous ? demandai-je avec une respectueuse timidité.
– Dites : « Que voulez-vous, monsieur Reed ? » me répondit-on. Je veux que vous veniez ici ! » Et, se plaçant dans un fauteuil, il me fit signe d'approcher et de me tenir debout devant lui !
John était un écolier de quatorze ans, et je n'en avais alors que dix. Il était grand et vigoureux pour son âge ; sa peau était noire et malsaine, ses traits épais, son visage large, ses membres lourds, ses extrémités très développées. Il avait l'habitude de manger avec une telle voracité, que son teint était devenu bilieux, ses yeux troubles, ses joues pendantes. Il aurait dû être alors en pension ; mais sa mère l'avait repris un mois ou deux, à cause de sa santé. M. Miles, le maître de pension, affirmait pourtant que celle-ci serait parfaite si l'on envoyait un peu moins de gâteaux et de plats sucrés ; mais la mère s'était récriée contre une aussi dure exigence, et elle préféra se faire à l'idée plus agréable que la maladie de John venait d'un excès de travail ou de la tristesse de se voir loin des siens.
John n'avait beaucoup d'affection ni pour sa mère ni pour ses sœurs. Quant à moi, je lui étais antipathique : il me punissait et me maltraitait, non pas deux ou trois fois par semaine, non pas une ou deux fois par jour, mais continuellement. Chacun de mes nerfs le craignait, et chaque partie de ma chair ou de mes os tressaillait quand il approchait. Il y avait des moments où je devenais sauvage par la terreur qu'il m'inspirait ; car, lorsqu'il me menaçait ou me châtiait, je ne pouvais en appeler à personne. Les serviteurs auraient craint d'offenser leur jeune maître en prenant ma défense, et Mme Reed était aveugle et sourde sur ce sujet ! Jamais elle ne le voyait me frapper, jamais elle ne l'entendait m'insulter, bien qu'il fît l'un et l'autre en sa présence.
J'avais l'habitude d'obéir à John. En entendant son ordre, je m'approchai donc de sa chaise. Il passa trois minutes environ à me tirer la langue ; je savais qu'il allait me frapper, et, en attendant le coup, je regardais vaguement sa figure repoussante.
Je ne sais s'il lut ma pensée sur mon visage, mais tout à coup il se leva sans parler et me frappa rudement. Je chancelai, et, en reprenant mon équilibre, je m'éloignai d'un pas ou deux.
« C'est pour l'impudence avec laquelle vous avez répondu à maman, me dit-il, et pour vous être cachée derrière le rideau, et pour le regard que vous m'avez jeté il y a quelques instants. »
Accoutumée aux injures de John, je n'avais jamais eu l'idée de lui répondre, et j'en appelais à toute ma fermeté pour me préparer à recevoir courageusement le coup qui devait suivre l'insulte.
« Que faisiez-vous derrière le rideau ? me demanda-t-il.
– Je lisais.
– Montrez le livre. »
Je retournai vers la fenêtre et j'allai le chercher en silence.
« Vous n'avez nul besoin de prendre nos livres ; maman dit que vous dépendez de nous ; vous n'avez pas d'argent, votre père ne vous en a pas laissé ; vous devriez mendier, et non pas vivre ici avec les enfants riches, manger les mêmes aliments qu'eux, porter les mêmes vêtements, aux dépens de notre mère ! Maintenant je vais vous apprendre à piller ainsi ma bibliothèque : car ces livres m'appartiennent, toute la maison est à moi ou le sera dans quelques années ; allez dans l'embrasure de la porte, loin de la glace et de la fenêtre. »
Je le fis sans comprendre d'abord quelle était son intention ; mais quand je le vis soulever le livre, le tenir en équilibre et faire un mouvement pour le lancer, je me reculai instinctivement en jetant un cri. Je ne le fis pourtant point assez promptement. Le volume vola dans l'air, je me sentis atteinte à la tête et blessée. La coupure saigna ; je souffrais beaucoup ; ma terreur avait cessé pour faire place à d'autres sentiments.
« Vous êtes un méchant, un misérable, m'écriai-je ; un assassin, un empereur romain. »
Je venais justement de lire l'histoire de Rome par Goldsmith, et je m'étais fait une opinion sur Néron, Caligula et leurs successeurs.
« Comment, comment ! s'écria-t-il, est-ce bien à moi qu'elle a dit cela ? vous l'avez entendue, Éliza, Georgiana. Je vais le rapporter à maman, mais avant tout… »
En disant ces mots, il se précipita sur moi ; il me saisit par les cheveux et les épaules. Je sentais de petites gouttes de sang descendre le long de ma tête et tomber dans mon cou, ma crainte s'était changée en rage ; je ne puis dire au juste ce que je fis de mes mains, mais j'entendis John m'insulter et crier. Du secours arriva bientôt. Éliza et sa sœur étaient allées chercher leur mère, elle entra pendant la scène ; sa bonne, Mlle Abbot et Bessie l'accompagnaient. On nous sépara et j'entendis quelqu'un prononcer ces mots :
« Mon Dieu ! quelle fureur ! frapper M. John !
– Emmenez-la, dit Mme Reed aux personnes qui la suivaient. Emmenez-la dans la chambre rouge et qu'on l'y enferme. »
Quatre mains se posèrent immédiatement sur moi, et je fus emportée.